A l’origine, la Silicon Valley était une des régions les plus
tolérantes des Etats-Unis
Heureusement, un
espoir subsiste que la vie privée soit un jour mieux respectée par les entreprises de la région de San Francisco, car la « Valley » n’a pas toujours été aussi
« liberticide ». Un esprit frondeur, voire libertaire a, au
contraire, longtemps soufflé sur la baie de San Francisco, largement ouverte à
l’immigration.
C’était une des régions les plus tolérantes des Etats-Unis.
Avant de devenir le temple de l’informatique mondiale, elle fut dans les années
cinquante, soixante et soixante-dix, le berceau de la culture beatnik, puis
hippie. Toute culture, toute idée méritait alors d’être étudiée. Grâce à cette
ouverture d’esprit et cette facilité d’échanges, ce qui allait devenir la
Silicon Valley s’est radicalement transformée en quelques décennies. De terre
agricole, elle est devenue la plus forte concentration au monde de firmes
high-tech. On y recense quelque 10 000 sociétés spécialisées dans les
micro-ordinateurs, les microprocesseurs, le multimédia.
C’est en 1939 que
furent jetées les prémices de la Silicon Valley. Cette année-là, un professeur
de l'université Stanford, située à Palo Alto, à mi-chemin de San Francisco et
de San Jose, encourage deux de ses étudiants, William Hewlett et David Packard,
à monter leur entreprise, qui deviendra HP (Hewlett-Packard). Leur premier client
? Les Studios Disney. Suivant leur exemple, de plus en plus d'ingénieurs se
mettent à leur compte. En 1957, huit d'entre eux inventent le circuit intégré,
une pastille de silicium qui supporte des diodes et des transistors. Aussitôt,
les entreprises d'électronique se multiplient autour de Palo Alto et vont
recruter leurs cadres jusqu'en Europe. Séduits par la beauté de la région et
l'hédonisme ambiant, ils affluent par milliers.
Nouveau bond en
avant en 1971, avec la mise au point, par Intel, du microprocesseur, un circuit
intégré capable de se livrer à quelques calculs. En quelques années, toute la
Vallée va se restructurer autour des micro-ordinateurs, des logiciels, des
imprimantes, des disques durs…
La région a de
nouveau la fièvre depuis la révolution Internet, dans la seconde moitié des
années quatre-vingt-dix, qui a multiplié les opportunités commerciales.
Annuaires électroniques, logiciels de dialogue, langages de programmation. Dès
que quelqu'un, qu'il soit russe, français, américain ou belge, a une idée, il
fonce ici monter son affaire. Rien de plus facile.
L'argent ? En 2010,
plusieurs centaines de firmes de capital-risque ont investi plus de 9 milliards
de dollars dans des «start-up» (jeunes sociétés)[i].
Les statuts ? Les cabinets d'avocats spécialisés, comme Wilson Sonsini Goodrich
& Rosati, les rédigent en quelques heures. Les locaux ? Des immeubles de
bureaux se construisent un peu partout. Les salariés ? Les universités de
Berkeley et de Stanford fournissent des armées d'ingénieurs et de cadres, et si
cela ne suffit pas, les entreprises vont recruter des développeurs au Brésil ou
en Inde. Mais si la start-up se transforme en succès, elle est introduite en
Bourse et tout le monde fait alors fortune, des fondateurs aux employés en
passant par les venture capitalists.
Aujourd'hui, un des
filons considérés comme le plus profitable est celui de l'exploitation des
données, personnelles, commerciales ou administratives. «Avant le métier de la
Vallée était de vendre du matériel informatique ou des logiciels, rappelle Ryan
Calo, responsable du projet « Vie Privée des Consommateurs », à la
faculté de droit de l’université Stanford. Aujourd’hui, la plupart des
entreprises de la région sont sur Internet pour fournir du matériel, des
logiciels ou de la « connectivité » au sens large, comme, par
exemple, un réseau social ou un service de messagerie électronique ;
autant d’occasions de récupérer des informations sur ses clients : la tendance
est donc de continuer à vendre de l’informatique, mais aussi de tirer profit des données ainsi
collectées[ii]».
Pour certains
experts, l’information est devenu un «pétrole gris», un « moyen décisif de
compétitivité[iii] »
pour les entreprises. Sa maîtrise pourrait avoir sur l'économie un impact aussi
important que celui de «l'or noir», le pétrole. Apple, Facebook, Google sont en
train d'asseoir leur succès - et leur fortune - sur ce fameux «pétrole gris».
Apple, Facebook,
Google et Twitter nous proposent des « interfaces » - des
ordinateurs, des téléphones, des logiciels…- pour publier et rechercher de l'information, entre autres,
sur Internet. Pour mettre en forme, vérifier et recouper les gigantesques
quantités d’informations qu'elles moulinent, ces leaders s'appuient sur tout un
réseau de fournisseurs locaux (Oracle, Informatica, Sense Networks…) qui
proposent des logiciels appropriés. Et c’est ainsi qu’à leur tour, Apple,
Facebook, Google ou Twitter, extraient des données que nous émettons ou
recevons par leur intermédiaire, une mine de renseignements sur nous : nos
centres d’intérêt, nos achats, notre mode de vie, bref, tout ce qui nous touche. Ce qui leur permet de mieux cerner nos besoins et de nous
envoyer des publicités ciblées.
C’est ce que l’on appelle le micro-marketing.
«La Silicon Valley a commencé par vendre du matériel, mais voilà déjà une
quinzaine d’années qu’elle s’intéresse aux données de ses clients :
regardez ce que font eBay ou Google, rappelle Augie Ray, analyste principal
chez Forrester, un cabinet de conseils et d’études de marché américain
spécialisé dans les nouvelles technologies[iv].
Le Web 2.0 implique de connecter les internautes entre eux. Mais cela coûte
cher, car il faut d’énormes infrastructures pour stocker les informations que
s’échangent les utilisateurs.
Pour couvrir ces frais, il faut trouver des sources
de revenus comme la vente d’objets virtuels ou, surtout, la publicité.» «Il y
eut une époque où la Valley vendait des produits : des logiciels, du
matériel, reprend Randy Komisar[v],
de chez Kleiner Perkins Caufield & Byers. Maintenant, nous sommes passés à
un modèle d’audience, de média. Ce n’est plus une transaction entre deux
parties – le vendeur et l’acheteur – mais entre trois parties : le site,
l’internaute et l’annonceur.
Cela rend les données plus importantes : si
je suis un site Internet, j’ai besoin de savoir beaucoup de choses sur vous
afin de pouvoir monnayer ces informations auprès de l’annonceur qui paye la
facture. Car, plus j’en sais sur vous et plus l’annonceur peut profiter de mon
site pour vous afficher une publicité ciblée.» Les entreprises qui n’entrent
pas tout à fait dans ce moule ont d’ailleurs plus de mal à convaincre les
investisseurs : début 2011, près de 200 millions de personnes s’étaient
inscrites sur Twitter, mais malgré
ce succès planétaire, le site de micro-blogging avait encore du mal à trouver
son modèle économique, car il ne propose pas de système d’annonces vraiment
original...
Entre Apple, Facebook et Google, tous les coups sont permis
Des
microprocesseurs, la Vallée est donc passée au micro marketing : beaucoup
de ses entreprises en sont
devenues spécialistes. Ce n’est pas par hasard si en mai 2010, Keith Weed,
directeur marketing d’Unilever, un des plus gros annonceurs au monde, a emmené
une trentaine de dirigeants de cette multinationale, spécialisés dans les produits
de consommation courante, visiter les sociétés de la région[vi].
Les grands groupes ont d’ailleurs l’habitude de venir faire leurs emplettes
ici, en investissant dans des start-up dont l’expertise pourra leur servir plus
tard. Johnson & Johnson (produits
pharmaceutiques, matériel médical, hygiène, santé) finance 23andMe, une
entreprise de Mountain View, spécialisée dans les tests génétiques vendus sur
Internet à visée médicale, co-fondée et présidée par Anne Wojcicki (par
ailleurs, épouse de Sergey Brin, cofondateur de Google). Bizarrement, son grand
rival, Procter & Gamble (produits d’hygiène et de beauté), soutient le
principal concurrent de 23andMe, Navigenics, installée à Foster City.
La concentration de
savoir-faire dans la Bay Area fait parfois peur. Jamais, un marché n'a été
dominé par un aussi petit nombre d'entreprises et de personnes. «Les
spécialistes qui créent ces interfaces, à qui nous déléguons la structuration
de nos esprits, sont remarquablement peu nombreux - entre 10 000 et 100 000
ingénieurs et designers -, et peu diversifiés : ils travaillent en
majorité à moins de 50 kilomètres de l'université Stanford», avertit Jean-Louis
Constanza, président d'Orange Vallée[vii].
Au sein de cette petite communauté, toute bonne idée est rapidement adoptée,
imitée ou adaptée.
Un débat sur le
respect de la vie privée commence à s'y faire jour. Il n'a pour origine ni le
législateur – toute initiative de ce genre est contrée par les lobbys des
entreprises au niveau de l'état de Californie ou au niveau fédéral, à
Washington – ni le consommateur (les habitants de la Vallée sont entièrement
acquis à la cause de leurs employeurs). Il provient de quelques start-up qui
veulent se tailler une part du gâteau du «pétrole gris». Pour se démarquer des
géants Apple, Facebook et Google, elles proposent de nous affranchir de notre
condition d’esclave et de nous rémunérer pour notre «travail».
En échange d'un
libre accès à nos informations, Bynamite voudrait nous offrir des coupons de
réduction, des échantillons, des essais gratuits… Le débat ne porte pas,
comme en Europe, sur la protection de la vie privée. Tout le monde dans la
Silicon Valley souhaite que les internautes dévoilent toujours plus
d'information sur eux-mêmes ; ici, c'est une question de vie ou de mort économique
: supprimer l'accès aux données personnelles entraînerait la disparition de la
publicité ciblée et la faillite quasi-immédiate de Google ou Facebook. Au pays
du capitalisme-roi, le débat porte sur la propriété (et donc le prix) de la vie
privée !
Pendant ce temps,
en France, les sénateurs voudraient promulguer une loi favorisant l'oubli
numérique. Ce texte obligerait les acteurs du Web à offrir aux internautes la
possibilité d'effacer toutes les traces qu'ils laissent sur le réseau et toutes
les informations qu'ils y publient… On peut le regretter, mais la tendance,
autour de San Francisco, n'ait pas à l'oubli. J'invite les auteurs de cette
proposition de loi à se rendre dans la Bay Area ou à lire mon livre ! Les
choses ont changé depuis qu’ils ont terminé leurs études universitaires.
Pour ma part, cela fait près de vingt-cinq ans que j'utilise à titre
professionnel et personnel les nouvelles technologies. Et que je couvre ce
secteur en tant que journaliste. Au début de ma carrière, dans les années
quatre-vingt, la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés)
protégeait efficacement les Français contre les recoupements de fichiers. Elle
avait même été créée dans ce seul but, à la suite de la violente opposition
soulevée par le projet Safari (un nom vraiment mal choisi, tant il évoquait la
chasse à l'homme…) de l'Etat français, qui voulait pouvoir regrouper tous les
fichiers administratifs portant sur tel ou tel citoyen.
Le téléphone mobile
n'existait pas, Internet encore moins, la vidéo surveillance et le marketing
direct n'en étaient qu'à leurs balbutiements. Le nom de Big Brother n'était
cité que dans des revues littéraires pour intellectuels. Pratiquement seule la
carte bancaire laissait des traces derrière nous : qui se souvient de ce
député-maire qui avait commis un faux témoignage dans un scandale de corruption
de footballeur impliquant le patron d'un grand club de foot (il est désormais
interdit de citer les noms des protagonistes de cette affaire, digne des pieds
nickelés) ? L'élu avait été confondu par le relevé de sa carte bancaire,
réquisitionné par la justice : il avait affirmé avoir assisté à une
conversation dans le bureau de ce grand patron, alors qu’il était sur
l’autoroute. Son passage au péage, qu’il avait payé avec sa carte, prouvait le
contraire !
Aujourd'hui, pour une enquête de ce type, la justice et la police
iraient d’abord regarder sur Internet ce que le suspect faisait à l’heure dite.
C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, un jeune cambrioleur s’est fait pincer à cause
des réseaux sociaux : il n’avait pas résisté à la tentation de se prendre en
photo à l’aide de l’ordinateur de ses victimes et à publier ce cliché sur leur
compte Facebook[viii] ! Et en
Grande-Bretagne, un homme aurait été pris en photo par Google Street View
devant la caravane qu’il aurait volée[ix] !
Il s’agit désormais de protéger les internautes
– et en particulier les jeunes générations – d’eux-mêmes. Cela ne passera pas,
je le crains, par une législation française, ou même européenne. Cela ne sera
possible que par l’éducation. C’est le but des conférences que je donne
régulièrement un peu partout en France dans des établissements scolaires[x].
C’est également le but de mon livre qui décrit la façon dont trois
entreprises de la Silicon Valley, Apple, Facebook et Google, s’affrontent pour
s’emparer de nos données. La mère de toutes les batailles va se jouer entre ces
trois mastodontes. Tous les coups sont permis : mi-mai 2011, Facebook a
avoué avoir fait appel à un cabinet de relations publiques pour inciter des
journalistes à dénoncer les risques que faisait soit-disant peser sur la vie
privée Social Circle, une option de recherche sur les réseaux sociaux proposée
par Google[xi]. Facebook
ferait mieux de balayer devant sa porte…
[ii] Entretien avec l’auteur, à l’Université Stanford (Californie), le 3
novembre 2010.
[iii] Dominique Barjot, Michèle
Merger, Les entreprises et leurs réseaux - hommes capitaux techniques
et pouvoirs XIXe-XXe siècles : mélanges en l'honneur de François Caron, Presses
Université Paris-Sorbonne, janvier 1998, p. 809.
[iv] Entretien avec l’auteur, Foster City, Californie, 5 novembre 2010.
[v] Entretien avec l’auteur, à Menlo Park (Californie), le 3 novembre
2010.
[vi] Laurence Girard, Les publicitaires tentent d’apprivoiser les réseaux
sociaux, Le Monde, 27 juin 2006.
[vii] Jean-Louis
Constanza, président d’Orange Vallée, La révolution des Interfaces, in La
révolution numérique Nouveaux usages, nouveaux modèles, nouvelles
régulations ? Les Cahiers de l’Arcep avril - mai - juin 2010.
[viii] http://technolog.msnbc.msn.com/_news/2011/02/24/6123003-burglar-who-posted-on-victims-facebook-pleads-guilty-
[ix] http://technolog.msnbc.msn.com/_news/2010/11/09/5436243-google-street-view-captures-caravan-thief
[x] Voir le site consacré à mes conférences : www.lesconfs.net
[xi] Miguel Helft, Facebook, Foe of Anonymity, Is Forced to Explain a Secret,
New York Times, 13 mai 2011.
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